La blouse Matisse






























Un jour, aux puces, je trifouillais dans un énorme monceau de vêtements. Je ne cherchais rien en particulier, mais toujours dans l’espoir secret de trouver un trésor qui me mettrait dans la joie que l’on peut éprouver en chinant. C’est ce qui arriva ce matin-là. J’essayais d’extraire du fatras quelque chose qui me paraissait d’une texture intéressante lorsqu’un autre tissu attira mon attention. Je plongeai littéralement dans le tas pour faire remonter à la surface le bout d’étoffe. En fait c’était une robe des années cinquante qui n’avait rien d’extraordinaire, mais la sage folie de son imprimé aux couleurs éclatantes sur fond noir me séduisit à l’instant; cela me fit penser à du Matisse mâtiné d’une pointe de Dufy. A y regarder de plus près, la robe était dans un état lamentable, fripée, tachée, rapiécée. Malgré tout, j’entrevoyais les possibilités de la faire renaître sous une forme ou une autre. Je l’acquis pour un franc symbolique et rentrai en hâte, impatiente de commencer sa transformation. Après plusieurs lessives, les couleurs devinrent encore plus lumineuses. Je repassai la robe et la découpai. Les morceaux de tissu intacts me suffirent pour une blouse à manches courtes, avec décolleté à deux lanières croisées dans le dos.
  Les occasions pour étrenner mon nouveau corsage ne manquaient pas. En ces temps-là, je sortais presque tous les soirs et menais une vie de bâtons de chaise !
   Mon compagnon de l’époque m’invita au resto turc. C’était une soirée d’été, les rues étaient pleines de monde. Je portais évidemment la blouse qui m’allait à ravir d’après les dires de B. Nous nous installâmes à une table près de la porte ouverte. En attendant les plats, j’étais déjà à mon second ballon de rouge. Deux hommes, une femme et un grand chien firent leur entrée et prirent place à l’autre bout de la pièce, à une table nous faisant front. Ils avaient l’allure artiste branché; la femme nous tournait le dos, je fus très vite attirée par l’homme qui me faisait face. Il avait une expression ardente pleine de mystère, je n’arrivais pas à détacher mon regard de lui, au point que B. me demanda ce qui me rendait si taiseuse, je lui répondis que je rêvais et m’en excusai confusément. J’essayais de me dominer, de me raisonner. Peut-être étais-je déjà un peu ivre. D’ailleurs ce type n’avait pas daigné ne fût-ce qu’une seule fois jeter un oeil sur ma petite personne ! Mais rien n’y fit, j’étais charmée. Enfin, le garçon arriva avec notre commande. Je poussai un soupir de soulagement. Le fait de manger allait créer une diversion bien opportune. B avait grand appétit. Il lança quelques miettes au chien ce qui attira l’attention du groupe. La femme se retourna et dit qu’il avalerait tout ce qu’on lui donnerait, qu’il était insatiable. Elle remercia B de sa gentillesse envers l’animal. Un peu plus tard, le garçon amena un pichet de vin à notre table en nous disant que c’était de la part des gens avec le chien; nous levâmes nos verres à leur santé et nous en restâmes là. Pour le coup, je commençais vraiment à être éméchée, mais je restais le nez dans mon assiette n’osant plus lever la tête de peur de me trahir, tandis que B continuait à s’amuser avec la bête. Quelque temps passa quand j’entendis un bruit de chaises. La femme appela son chien pour lui attacher sa laisse et sortit en nous saluant, suivie des deux compères. Quand soudain, l’homme, objet de mes fantasmes, s’arrêta devant moi. Il mit sa main sur ma nuque. Ma blouse ayant glissé, il effleura doucement mon épaule dénudée, posa ses lèvres sur les miennes et m’embrassa avec volupté. Sans un mot, il partit rejoindre ses amis. Tétanisée, je m’imaginais courir dans la rue, le rattraper et tomber dans ses bras, lui dire que c’était lui que j’attendais depuis toujours. Le mot FIN au-dessus de nos corps enlacés ! Je restais scotchée à ma chaise pendant une durée indéfinie, lorsque la voix de B retentit. Il était temps de partir. 
                

                                                        Irène de Groot - 2007